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Nos entreprises, un acteur politique ?

Voici le texte de l’allocution de Luc k. Audebrand, prononcée lors de l’assemblée générale annuelle du Pôle des entreprises d’économie sociale de la région de la Capitale-Nationale le 11 juin 2019 à la Coopérative funéraire des Deux Rives (Centre funéraire St-Charles).

 

Distingué·e·s membres du PôleCN, distingué·e·s invité·e·s à cette assemblée générale annuelle, je vous remercie de votre présence ici, car vous avez posé, en vous déplaçant dans ce magnifique bâtiment, un geste éminemment politique. Il s’agit d’un geste important, presque aussi important qu’aller déposer son bulletin de vote dans l’urne les jours d’élection. Mais ça, vous le savez déjà…

Dans la foulée de la récente publication du premier portrait statistique sur l’économie sociale, j’ai vu apparaître le #çafaitchangement. Il est indéniable que l’économie sociale est un vecteur de changement, et j’irais plus loin en disant qu’il s’agit d’un puissant vecteur de transformation sociale. J’irais encore un peu plus loin en affirmant qu’en 2019, l’économie sociale est le principal vecteur de transformation sociale dont nous disposons, nous, citoyen·ne·s. Parce que l’économie sociale nous appartient.

La transformation sociale propulsée par l’économie sociale prend au moins quatre formes.

Tout d’abord, l’économie sociale impulse une transformation économique : elle crée des emplois, elle en sécurise d’autres. Elle n’a pas peur d’investir tous les secteurs d’activités, car aucun n’est à son épreuve. Je pense notamment à Eva, qui répond à Uber dans le secteur du taxi. J’ai en tête FairBnB, qui rétorque à AirBnB dans l’industrie touristique. Comment ne pas parler de Stocksy, qui fait un pied de nez à iStock dans le secteur de la photographie. Il y aussi CoopCycle, qui fait pédaler Deliveroo dans le secteur de la livraison à vélo. L’économie sociale crée et redistribue de la richesse, de la vraie richesse !

Deuxièmement, l’économie sociale stimule une transformation technique. Par cela, je veux dire qu’elle permet à des gens normaux, provenant de tous les horizons, de développer du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Cela permet de briser les barrières élitistes qui séparent l’amateur de l’expert. Je pense à La Patente et à son RepairCafé. J’ai en tête l’Accorderie et son échange de services. Je félicite La Baratte qui fête ses 20 ans cette année. Évidemment, comment ne pas nommer Recyclage Vanier, le Groupe TAQ et plusieurs autres entreprises qui favorisent l’insertion socioprofessionnelle qui permet de donner un sens à la vie de tant de personnes.

Troisièmement, l’économie sociale propulse une transformation territoriale. Pour nous, le territoire n’est pas une abstraction, ce n’est pas une donnée négligeable. Pour nous, le territoire est un lieu vivant, rempli de souvenirs et de promesses. L’économie sociale transforme le milieu rural. Je pense à la coopérative Vallée Bras-du-Nord qui existe depuis 2002 et qui est une source d’inspiration à travers le monde. Il faut souligner l’effervescence autour de la microbrasserie des Grands Bois à St-Casimir. Le village est à la veille de devenir plus mythique que St-Élie-de-Caxton et Fred Pellerin est pas mal jaloux ! L’économie sociale transforme aussi le milieu urbain, avec comme exemple la Coopérative du Quartier Petit-Champlain qui a été fondé en 1985 et qui permet à ce quartier d’être considéré, année après année, comme le plus beau quartier au pays. Il y aussi la Méduse, dont la présence est essentielle dans le paysage de la côte d’Abraham. Il faut noter la présence du bouillonnant Espace d’initiatives dans Limoilou, qui nous prépare une école d’automne sur l’innovation sociale.

Quatrièmement, l’économie sociale encourage une transformation politique. Et ici, on touche au cœur de mon intervention devant vous ce matin. L’économie sociale permet de mettre un pouvoir politique réel et concret entre les mains des citoyens et des citoyennes, en favorisant leur participation aux décisions qui les concernent. Cela va beaucoup plus loin que notre pouvoir comme consommateur ou consommatrice. Cela va au-delà du slogan « acheter, c’est voter ».

On le sait bien, le taux de participation aux élections dégringole d’élection en élection. Ce qui augmente, c’est le désintérêt des individus à l’égard de la sphère politique. Cela va de pair avec une perte de confiance répandue dans plusieurs communautés, qui estiment souvent que leur influence sur les rouages politiques demeure trop restreinte, et qui subissent les difficultés d’appréhension des outils politiques à leur disposition. Les espaces véritablement démocratiques sont actuellement rares, et les citoyens n’ont parfois pas le sentiment de compétence ni l’intérêt d’y participer, que ce soit dans l’espace public ou dans les entreprises.

L’économie sociale permet de connecter directement les individus au pouvoir politique. Aux États-Unis, j’ai entendu un expert dire que l’économie sociale est la « Gateway Drug to Democracy ». En s’impliquant en économie sociale, on prend goût à participer au pouvoir et on en veut plus. Je me trompe peut-être, mais j’ai la ferme impression que les gens qui sont en économie sociale votent plus que la moyenne des citoyens aux élections.

Si on résume ce que je viens de dire jusqu’à maintenant, l’économie sociale participe à la transformation économique, technique, territoriale et politique du Québec. Ce constat est appuyé par le tout récent portrait publié par l’institut de la statistique du Québec.

Continuons donc à décortiquer le volet politique. Ce que j’affirme, c’est que l’économie sociale est un acteur politique parce qu’elle favorise l’émancipation, l’empowerment et la justice sociale de façon très concrète, en remédiant à trois inégalités structurelles qui affligent encore beaucoup de personnes dans nos sociétés : le manque de reconnaissance culturelle, le manque de représentation politique et le manque de distribution économique. Je m’inspire ici des travaux de Nancy Fraser, pour qui la justice sociale est essentiellement la capacité d’interagir avec les autres d’égal à égal.

Commençons par les problèmes de reconnaissance culturelle. Ceux-ci viennent du fait que certains groupes de personnes ne sont pas reconnus à leur juste valeur dans la société. Ces groupes sont perçus comme moins respectables ou comme moins dignes que d’autres groupes de jouer certains rôles, d’occuper certaines positions. Cela peut être à cause de leur origine ethnique, de leur genre ou de leur classe sociale. Grâce aux entreprises d’économie sociale, ces personnes peuvent être reconnues à leur juste valeur, peuvent mettre fin à la stigmatisation qui les oppresse. En effet, les entreprises d’économie sociale ont toujours été des lieux privilégiés d’inclusion. D’ailleurs, plusieurs entreprises d’économie sociale ont été créées à la base par des personnes à la marge ou marginalisées. On l’a un peu oublié, mais les premières coopératives funéraires ont été mises sur pied dans des sous-sols d’églises par des citoyens qui en avaient assez de se faire mépriser par les entreprises funéraires. Tout ça pour dire que les entreprises d’économie sociale favorisent l’émancipation et la justice sociale en répondant à un besoin fondamental de reconnaissance.

Ce n’est pas tout. Il faut aussi remédier aux problèmes de représentation politique, c’est-à-dire à des limites arbitraires qui empêchent certaines personnes de participer aux décisions qui les concernent. On ne cesse de nous répéter que nous vivons en démocratie, mais on ne voit aucun problème à ce que celle-ci s’arrête aux portes de l’entreprise. On ne voit aucun problème à ce que les décisions qui concernent la vie de travailleurs d’ici soient entérinées par des actionnaires qui n’ont jamais mis les pieds au Québec. Rien n’oblige la démocratie à s’arrêter aux portes des entreprises, comme si elles étaient des institutions divines qui justifient un autre mode de gouvernance. Dans la plupart des entreprises d’économie sociale, les membres ou les bénéficiaires ont un droit de vote. Pour la petite histoire, des femmes ont voté dans la première coopérative funéraire du Québec avant de pouvoir voter aux élections provinciales. Ça s’est passé à Château-Richer, pas très loin d’ici. Tout ça pour dire que les entreprises d’économie sociale favorisent l’émancipation et la justice sociale en répondant à un besoin fondamental de représentation.

Nous y sommes presque. Il reste à remédier à un troisième problème, celui de la distribution économique, c’est-à-dire la présence de structures économiques qui privent certains groupes des ressources dont ils ont besoin pour interagir avec les autres d’égal à égal. Dans les grandes entreprises multinationales, les profits vont dans les poches d’actionnaires qui n’ont la plupart du temps pas d’autre lien d’usage avec l’entreprise. La relation entre l’entreprise et ses actionnaires est désincarnée. Ce n’est pas le cas dans les entreprises d’économie sociale. Les profits, s’il y en a, sont réinvestis dans l’entreprise, dans sa réserve ou sont partagés sous forme de ristourne en fonction de l’usage des membres. Tout ça pour dire que les entreprises d’économie sociale favorisent l’émancipation et la justice sociale en répondant au besoin fondamental d’une distribution économique équitable.

En résumé, l’économie sociale joue un rôle politique majeur parce qu’elle permet de diminuer les inégalités en matière de reconnaissance culturelle, de représentation politique et de distribution économique.

Les entreprises d’économie sociale réussissent à accomplir tout ça parce qu’elles ne travaillent pas en silo. L’action politique s’y inscrit dans un projet collectif, d’où l’importance pour les entreprises d’économie sociale de faire partie d’un mouvement social qui défend l’intérêt général et porte leurs idées. Il ne faut jamais cesser de le répéter : l’intercoopération est un puissant outil politique qui permet d’exercer une influence sur les circuits décisionnels et de faire valoir les revendications de l’économie sociale. La volonté de transformation de l’organisation politique de la société s’y incarne autour de groupes d’acteurs rassemblés dans un même mouvement. En d’autres termes, le Pôle des entreprises d’économie sociale de la région de la Capitale-Nationale est plus qu’un regroupement d’affaires, c’est un mouvement. Le parcours Sismic, piloté en collaboration avec toute la force de frappe du Chantier et des autres pôles, est un exemple de ce qu’on peut faire lorsqu’on pense comme un mouvement.

Pour rester pertinente politiquement, l’économie sociale doit continuer d’innover, elle doit être à l’avant-garde du soulèvement, contre le statu quo, contre l’inertie, contre la peur. Dans son plus récent roman, intitulé Les furtifs, l’auteur de science-fiction Alain Damasio nous invite d’une façon assez originale à nous soulever contre le totalitarisme. Plutôt que de nous encourager à la « révolte », il nous incite à la « volte ». Une volte c’est une pirouette, un saut ou un pas de côté. Je le cite : « La solution n’est pas la révolte, mais la volte, le pas de côté, la création d’alternatives. La volte c’est un saut de côté, un demi-tour en l’air, un salto, et il faut trouver ce saut pour générer la réponse à la société de contrôle. » Pour moi, la volte représente ce que fait de mieux l’économie sociale dans la Capitale-Nationale et partout ailleurs au Québec.

Le philosophe Michel Serres, qui est malheureusement décédé il y a quelques jours, nous invite, quant à lui, à faire preuve d’espièglerie. Dans son ouvrage justement intitulé Morales espiègles, il raconte que pour inventer un monde nouveau, il faut être légèrement décalé par rapport aux pratiques et habitudes usuelles. Il nous conseille de voir le réel, c’est-à-dire ce qui se passe autour de nous, de façon un peu oblique, pas de manière convenue, mais de manière originale, avec espièglerie. Cette forme d’originalité est extrêmement importante. Pour moi, l’économie sociale, c’est une forme d’espièglerie.

En conclusion, pour continuer à jouer un rôle politique pertinent, je nous invite collectivement à continuer à virevolter, je nous invite à continuer à être espiègles.

Merci beaucoup de votre attention.

 

 

Luc K. Audebrand, Ph. D.
Professeur au Département de management (FSA ULaval) et titulaire de la Chaire de leadership en enseignement sur l’engagement social